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LES FORMES DU CHAOS ET DU PENSABLE : UN CHEMINEMENT DANS LE TEMPLE DU SENS

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Je souhaiterais montrer comment la pensée  du philosophe Cornelius Castoriadis a suscité

un ensemble d’interrogations et de réflexions sur mon travail de créateur. Auparavant, je préciserai sous quels aspects cette pensée est intervenue dans ma création et plus spécifiquement, lors de mes recherches concernant la temporalité de l’œuvre.

 

   La temporalité est un domaine qui appartient de plein droit à la musique. En effet, le temps musical, en tant que dimension par laquelle nous apprécions les évènements sonores et leurs transformations, en constitue une donnée fondamentale. Sans lui l’œuvre perd sa possibilité d’être, sa manifestation même.

Cette étude sur le temps musical m’a autorisé à établir une relation entre temps musical et temps humain, celui-ci apparaissant comme principal acteur de son organisation. A ce titre, j’ai été amené à réfléchir sur la mémoire et de là, à mesurer son importance vis-à-vis du temps.

 

   Le temps constitue un sujet qui dépasse le seul cadre musical, qui concerne autant la philosophie que l‘espace... A ce titre, si la motivation initiale a été musicale, j’ai rapidement élargi mes recherches, créant des « résonances » secondes - comme la relation entre science et art - qui ont à leur tour suscitées l’imaginaire. Mon approche de la composition s’est ainsi modifiée vers un concept plus vaste du « faire musical », me permettant d’intégrer l’infini dans mes recherches compositionnelles.

 

   Une fois devenu nécessaire à mon cheminement, je devais reconnaître que l’infini recouvre de multiples aspects dont il est difficile de ne pas tenir compte, plus particulièrement dans ses relations avec l’être qui le pense. En tant que compositeur, ce thème se réfère au musical et plus largement, à toute forme de création. En méditant sur le monde qui l’entoure et l’univers qui le dépasse, l’homme entrevoit l’infini tel un espace qu’il ne peut limiter et qui tour à tour le fascine et l’effraie : un espace « chaotique ». Ainsi envisagé, l’Infini est aussi l’origine des choses, chaos primitif et substance éternelle de nature ambivalente : le (Xaos) Chaos grec, l’Abîme-Béant chanté par Hésiode comme un principe de vie qui engendre le monde. Ces deux éléments étant liés, c’est donc assez naturellement que mes recherches sur l’infini m’ont conduit à interroger le chaos.

 

 

Chaos et Art-Science

 

   Le chaos, en tant que concept scientifique, faisait déjà parti de mes thématiques de recherche en création. En effet, le mot recouvre un vaste champ, appréhendé par les scientifiques mais également appliquées par de nombreux artistes, musiciens ou plasticiens, selon des modalités très différentes. On peut ainsi définir un vaste corpus et parler à ce sujet des théories du chaos. J’ajouterai que de façon générale, l’utilisation de ces théories par les artistes n’est pas rigoureuse, celles-ci constituant avant tout une source d’inspiration, utilisée comme métaphore. « L’influence est poétique » confesse le compositeur hongrois György Ligeti[1].

   Dans son livre entièrement consacré à ce sujet, Nicolas Darbon utilise le terme chaoisme en le définissant ainsi  : « le chaosisme est une tendance à appliquer les théories du chaos dans les arts, particulièrement dans la musique, par modélisation ou métaphorisation »[2]. Le même auteur définit le chaos comme :

 

« un archétype contenant les idées contradictoires de Création et d’Apocalypse, d’ordre et de désordre, de pulsion, d’inconscient, de hasard, de liberté, d’indéterminisme, quoi qu’il existe un « chaos déterministe » ; la problématique musicale de l’ouverture de la forme s’est prolongée par le développement des théories du chaos dans le champ des sciences puis de l’Art-Science à la fin du siècle ; pour ces théories, les systèmes dynamiques, bien que déterministes, c’est-à-dire soumis à des lois, comportent fondamentalement de l’instabilité et de l’imprévisibilité sur le long terme ; par extension, le « chaos » invite à se détacher du paradigme déterministe dominant »[3].

 

   Cette définition comporte on le voit, de nombreux concepts qui loin de s’exclure, montre les différents aspects que contient le chaos. C’est dire que le sujet est par essence protéiforme et l’on peut admettre que le chaos marque une remise en cause de la pensée, susceptible de constituer un nouveau paradigme. A ce titre, nous retiendrons le lien étroit existant entre le chaos et toute forme d’incertitude en s’ouvrant vers l’imprévisible, c’est-à-dire aussi vers un concept d’émergence auquel le chaos est lié et tel qu’il a été défini en biologie[4].

   On notera également la référence au concept d’Art-Science, lequel fait référence à l’implication voire l’appropriation des théories du chaos par les artistes engagés dans la recherche scientifique, mentionnée précédemment. Entre autre exemple, on trouve une application liée aux objets mathématiques : la théories des fractales. Ceux-ci se définissent par une capacité à se subdiviser à différentes échelles ; la fractalité reposant sur la dialogique du micro-macro de la forme, de l’infini et du fini ou encore , la dialogique du simple et du complexe.

 

   Au cours de mes prospections sur la temporalité, j’ai utilisé à plusieurs reprises les spéculations sur le chaos dans différentes pièces - notamment  par l’utilisation des séries « proliférantes » ou encore lors de recherches sur les modes de jeu des interprètes. Homothanatos pour quatre flûtes et piano, est un exemple caractéristique. Cette pièce possède deux temporalités superposées : un temps cyclique et un second plus linéaire, dans lequel s’inscrit la longue phrase de tout le premier mouvement. Cette dernière doit être exécutée « en respiration circulaire » et comporte plusieurs points d’orgue. C’est aussi lors de cet étirement du temps que surviennent les trois flûtes comportant des éléments aléatoires tels que hauteurs sonores non précises ou durée demandée « jusqu’en fin de souffle », ainsi qu’un mode de jeu caractéristique et toujours différent (flatterzunge, percussions de clé). Il s’agit de microstructures entretenant une relation avec le temps tout en produisant flexibilité ainsi que des phénomènes aléatoires mais aussi d’émergences ; tous reconnus comme chaotiques[5].

 

   Pour résumer, le Chaos offre un vaste champ opératoire permettant des applications très différentes. Dès lors, il devient possible et même souhaitable pour l’artiste de spéculer sur une ou l’autre de ces caractéristiques selon la problématique qu’il souhaite aborder sans jamais rechercher à l’exhaustivité, ce qui d’ailleurs, nuirait inévitablement à la composition. C’est en considérant l’ensemble de ces possibles que j’ai poursuivi mes recherches compositionnelles. C’est ici qu’est intervenu la pensée de Cornelius Castoriadis, dont la découverte des écrits a constitué un enrichissement supplémentaire à mon travail.

 

Penser le Chaos

 

Ecoutons le philosophe :

 

« Chaos est le fond de l’être, c’est même le sans-fond de l’être, c’est l’abîme qui est derrière tout existant, et précisément cette détermination qu’est la création de formes fait que le chaos se présente toujours aussi comme cosmos, c’est-à-dire comme monde organisé au sens le plus large du terme, comme ordre »[6].

 

   Cette citation du philosophe Cornelius Castoriadis est extraite d’un ouvrage portant sur la science, la psyché et les différents aspects de la création humaine ; un ensemble d’interrogations et de réflexions qui me permettent de préciser un aspect sous lequel sont intervenus l’infini et le chaos dans ma création[7].

Ici, l’auteur associe étroitement le chaos et l’être. Plus encore, le chaos est une part de chacun, le « sans-fond de l’être » qui, appréhendé également selon l’image cosmogonique de l’abîme, nécessite alors une organisation, un « ordre ». Dans un ouvrage plus ancien, le philosophe avait abordé ce même thème en précisant sa pensée sur ce point :

 

« Une société démocratique sait, doit savoir, qu’il n’y a pas de signification assurée, qu’elle vit sur le chaos qu’elle est elle-même un chaos qui doit se donner sa forme, jamais fixée une fois pour toutes. C‘est à partir de ce savoir qu’elle crée du sens et de la signification »[8].

 

   Sens et chaos apparaissent ici comme deux éléments liés, le second comme l’image même de la société et qui par conséquent, se doit de constituer son propre ordre. Ce chaos - en tant que forme instable - est appelé à être perpétuellement redéfini. A l’instar de nombreuses cosmogonies, infini et chaos sont donc de nouveau associés.

 

   Il est clair cependant que pour Castoriadis, le chaos doit être pleinement appréhendé, « affronté » par l’homme et non plus seulement contemplé ou maintenu à distance, tel que l’avaient envisagés les philosophes comme Pascal ou les écrivains tel Victor Hugo par exemple. J’ajouterai que ce n’est qu’une fois reconnu comme tel que l’imagination peut bénéficier de sa puissance fécondante afin d’envisager l’espace chaotique comme espace opératoire.

  

   Dans cet engagement de l’être, la pensée agit comme un outil fondamental, définie par l’auteur comme « l’effort incessant de rompre la clôture dans laquelle on se trouve au départ - et qui tend toujours, à se reconstituer »[9]. Aussi la pensée apparaît-elle comme création perpétuelle, envisagée au sens le plus large de productions, de « significations imaginaires » tandis que l’art intervient pour « donner une forme au chaos, une forme saisissable par les humains »[10].

 

   Ainsi, la création est ici au cœur d’une relation établie entre : infini et pensée de l’être ; la quête du sens agissant  comme moteur de créativité.

 

  Cette réflexion s’est traduite pour moi par une volonté de lier écrire et agir, ou plus précisément : agir par la création. Ceci afin « de mettre en cause et en question les représentations instituées […]et ouvrir la voie à une interrogation interminable »[11]. Un questionnement sur l’art et une réflexion sur le sens qui n’a cessé de m’interpeller.

Pour ce faire, j’ai composé Le Temple du Sens[12], une pièce en quatre parties qui rend hommage à la pensée du philosophe Cornelius Castoriadis sous de multiples aspects. J’ai tenté de créer un « temple musical » où seraient gardées quelques une des réponses apportées par l’Homme face au questionnement  sur le sens. Les différentes parties forment un ensemble qui constituent une mémoire possible ; cette composition étant  infinie par nature.

 

 

Chaos-matière sonore

 

   La première pièce - en forme d’introduction - pose le point de départ de cette quête du  sens, tandis que les suivantes représentent quelques-unes des tentatives données par l’homme pour répondre à cette quête.

   Au commencement donc, le regard de l’être sur le ciel infini et l’abîme. Le matériau sonore est ici composée à partir des constellations visibles dans le ciel nocturne, mais d’apparences toujours changeantes par définitions. Ce matériau  est établi selon un procédé de calque posé sur la reproduction d’une carte céleste (Horizon Nord, janvier) définissant la position des étoiles / points sonores dans l’espace. Les ordonnées forment les hauteurs tandis que les abscisses organisent les durées – employées ici assez souplement. Je peux ainsi organiser les paramètres à partir de ce matériau,  « ordonner le chaos » de multiples façons. 

 

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Ex. 1. Carte céleste et sonore. L’espace cartographique et quasi immobile des étoiles devient ici une « matière en mouvement » mais également une création perpétuelle fonctionnant comme réservoir pour l’ensemble de la composition.

 

 

   Dans ce cas précis, l’étoile Polaire - son initial de ce mouvement entendu à la clarinette - forme l’axe sonore autour duquel se déploie un large agrégat de vingt-sept sons ; un magma intemporel, espace « chaotique - créateur » constitué des étoiles les plus lumineuses de la carte et d’où jaillit peu à peu les constellations en points-sonores. La forme donnée au chaos  représentée par l’accord initial est donc d’ordre spatial. De fait, l’espace sonore est au centre de la composition. Il est ici organisé par la position des étoiles (espace vertical) mais également par la superpositions de nuances différentes qui agit comme profondeur d’écoute.  L’utilisation de filtres de hauteur complètent l’ensemble, afin de masquer certaines étoiles-sons, rétablies dans les autres mouvements de la pièce. Un procédé qui constitue également pour moi un jeu sur le sens tout en renforçant le caractère transitoire de ce dernier.

L’ensemble constitue une matière initiale , mais également une matière à créer, un espace-abîme et un potentiel que j’utilise comme réservoir sonore dans les différentes pièces de la composition d’où le titre choisi pour ce mouvement : Chaos.

 

  Ecoute du premier mouvement

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* Compositeur ( élève de Cl. Ballif, M. Constant ) et professeur agrégé, Philippe Démier enseigne en Master d’écriture musicale et création sonore à l’Université Paris VIII Saint-Denis (France). Ses recherches sur l’espace composable lui ont permis de développer le concept de la musique silencieuse, dont l’action sollicite écoute et construction du son.  Ses nouvelles préoccupations portent sur la génétique des textes et l’improvisation. 

[1] György Ligeti, entretien avec John Rockwell, New York Times, New York, 11 Novembre 1986.

[2] Nicolas Darbon, Les musiques du chaos, Paris, L’Harmatthan, 2006, p 67.

[3] Nicolas Darbon, Musica Multiplex. Dialogique du simple et du complexe en musique contemporaine, Paris, L’Harmatthan, 2006, p 230.

 

[4]Henri Atlan a étudié la capacité pour un système d’utiliser et de transformer le bruit en facteur d’organisation. L’auteur décrit le concept d émergence comme auto-organisation, soit : « un processus d’augmentation de complexité a la fois structurale et fonctionnelle résultant d’une succession de désorganisations rattrapées suivies chaque fois d’un rétablissement à un niveau de variété plus grande et de redondance plus faible ». Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation du vivant, Paris, Editions du Seuil, 1979, p. 49.

[5] La relation au Vivant - point de départ de la pièce - a largement orienté ces mises en œuvre du temps musical et l’application des théories du chaos. Pour plus de détails sur la genèse de cette composition, on pourra consulter mon ouvrage : Le parcours du compositeur. Cartographie d’un imaginaire, Paris, Edition L’Harmattan, col. Sémiotique et philosophie de la musique, 2011, p 68-75.

[6] Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe/6 Figures du pensable, Paris, Editions du Seuil, 1999, p. 282.

[7] Bien entendu, il s’agit là du regard d’un compositeur et non d’un philosophe.

[8] Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe /4 La montée de l’insignifiance, Paris, Editions du Seuil, 1996, p. 65.

[9] Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe /5 Fait et à faire, Paris, Editions du Seuil, 1997, p. 206.

[10] Ibid, Vol. 6, p.103.

[11] Ibid, Vol. 4, p. 115.

[12] Le Temple du Sens, (1998-1999), pour clarinette (ou flûte) piano et quatuor à cordes.

 

 

 

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